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1892-1905, premiers tours de roues à Cluny

À l’occasion du passage (demain) du Paris-Nice à Cluny, on vous raconte l’histoire complète du Cycle Clunysois, la première association cycliste de Cluny, dont les archives écrites conservent toute la vie, de sa création en juin 1892 à sa dissolution en 1905.

Il est assez rare que les archives écrites conservent la vie complète d’une association, d’autant plus à cette époque charnière du tournant du siècle. Les informations sont souvent partielles, éparpillées, et leurs origines diverses. L’histoire du Cycle Clunysois a, au contraire, été très largement décrite par ses contemporains, sans pour autant avoir été racontée à ce jour.

Les bicyclistes s’organisent

Tout commence le 15 juin 1892, par un entrefilet paru dans le Courrier de Saône-et-Loire, entre  l’annonce d’un suicide et celle d’un salon de peinture (!) : plusieurs “bicyclistes” ont décidé de former une nouvelle société qui prendrait le titre de Cycle Clunysois en vue d’organiser “des courses vélocipédiques avec de nombreux prix en espèces”. L’annonce est alléchante !

Rappelons qu’avant 1901, il n’était pas si facile qu’aujourd’hui de former une association. Si la Révolution française a donné aux citoyens le droit de s’assembler paisiblement et de former des sociétés libres dans le respect des lois, l’empereur Napoléon Bonaparte restreint très largement (pour ne pas dire “supprime”) cette liberté. Le code pénal de 1810 conditionne ainsi la création d’association à l’agrément du Gouvernement, et oblige les sociétés à se conformer aux “conditions qu’il plaira à l’autorité publique” de leur imposer.
Autant dire que la naissance de nouvelles sociétés était un petit événement à l’échelle locale.

À ses débuts, le Cycle Clunysois fait assez peu parler de lui. Mais dans l’ombre, ses membres préparent un événement jamais vu à Cluny, annoncé au cœur de l’été 1895 : l’organisation de grandes courses cyclistes internationales, le dimanche 8 septembre 1895. L’annonce fait grand bruit, jusqu’à être relayée par le journal Le Vélo, le premier quotidien sportif français de l’histoire.

Si l’on connaît surtout aujourd’hui le journal L’Équipe et son histoire plus que centenaire, c’est bien Le Vélo qui a été le premier quotidien sportif français, fondé par le journaliste et romancier Pierre Giffard en 1892. Passé dans l’ombre de son principal concurrent dirigé par Henri Desgranges, l’inventeur du Tour de France, Pierre Giffard est de ces pionniers qui ont marqué leur temps, promoteur infatigable des sports et plus particulièrement du vélo, qui n’intéressaient alors pas grand monde.

Outre la création du Vélo, Pierre Giffard est aussi celui de la course cycliste Paris-Brest-Paris en 1891 (qui donnera à Desgranges l’idée du Tour du France en 1903) et du Marathon de Paris dès 1896 ! C’est également à lui que revient la paternité (dans un ouvrage de 1891) de l’expression “la petite Reine” pour désigner la bicyclette, passée aujourd’hui dans le langage courant.
À la fin du 19e siècle, Le Vélo tient donc une place unique et importante dans le tout jeune paysage de la presse sportive française… jusqu’à l’arrivée en 1900 de L’Auto-Vélo, qui causera sa perte dès 1904.

Derrière cette bataille, il y a un enjeu politique : celle de l’affaire Dreyfus. Car Pierre Giffard est un partisan du capitaine Dreyfus, et milite pour une révision de son procès. Il s’oppose ainsi à l’un de ses principaux annonceurs, le grand industriel et constructeur automobile Jules-Albert de Dion, anti-dreyfusard notoire, qui retire alors sa publicité du journal Le Vélo… et donne à Desgranges les moyens de fonder un journal concurrent pour étouffer son adversaire.
Malgré un procès gagné par Giffard (qui oblige son concurrent à changer le nom de L’Auto-Vélo  en L’Auto pour se démarquer clairement), Le Vélo perd progressivement du terrain, notamment après l’invention par Desgranges du Tour du France, publicité géante pour son journal, et qui scelle définitivement son hégémonie dans la presse sportive.

Les courses vélocipédiques de 1895

Cluny ne possédant pas de vélodrome digne de ce nom, c’est un champ appartenant à l’hospice, situé dans la plaine non loin de l’Hôtel-Dieu, qui accueille la manifestation. Pour l’occasion, une piste de 900 mètres a spécialement été aménagée. Une tribune provisoire est même construite pour accueillir les membres honoraires du Cycle Clunysois ainsi que leurs invités.
Le public quant à lui aura accès aux abords semés en pelouse, ainsi qu’à une petite plateforme surélevée aménagée en bordure du champ pour que tout un chacun puisse suivre les coureurs dans de bonnes conditions.

L’Hôtel-Dieu de Cluny (collection particulière).

L’événement débute à 13h30, par le traditionnel défilé des coureurs dans la ville, au son de la Société des trompes de chasse de Cluny. Plus de 50 bicyclistes se sont engagés sur les différentes courses, ainsi que 10 équipages en tandem. Le cortège arrive ensuite dans les jardins de l’hôtel-de-ville, où est prononcée l’ouverture officielle des premières courses vélocipédiques régionales et internationales de Cluny !

Les courses sont lancées à deux heures de l’après-midi sur le « vélodrome », rythmé par les interventions musicales de la Société des trompes de chasse.
La première course, de niveau régional, se joue sur 3600 m (soit quatre tours de piste). Elle est remportée par Bontemps, en 7 minutes et 26 secondes, qui empoche 30 francs. Il est suivi de Beaufort (2e prix, 15 fr.), Sabourant (3e, 10 fr.) et Guillaume (4e, qui remporte un objet d’art).
La deuxième course est réservée aux membres du Cycle Clunysois et se court sur trois tours (soit 2700 mètres). Janin en sort vainqueur en 4 minutes et 2 secondes, et repart avec un panier de champagne. Le podium est complété par Dumond (2e prix, un panier de vins fins),  et Gino (3e prix, deux bouteilles de liqueur).
Vient enfin la troisième et tant attendue course de niveau international, sur 4500 mètres (cinq tours de circuit), qui doit se courir en moins de 10 minutes maximum. La victoire revient à Chabaud en 8 minutes et 38 secondes, qui repart avec un très beau prix de 100 francs ! Il est suivi de Bontemps, déjà vainqueur de la course régionale, qui complète son palmarès avec un prix de 40 francs. Enfin, Boithier termine troisième, avec un prix de 20 francs.

Les coureurs n’ayant pas réussi à performer sont invités à participer à une “consolation” sur 2700 mètres (trois tours). Les vainqueurs de cette quatrième course sont Perret (1er, 20 fr.), Petitjean (2e, 10 fr.), Max (3e, 5 fr.) et Michaux (4e, un objet d’art).
La compétition se termine par la course de tandems, qui a fait se déplacer les foules curieuses de découvrir comment les bicyclistes vont apprivoiser de telles machines sur le vélodrome. À l’issue des quatre tours, l’équipe Bontemps-Chabaud, qui ont tous les deux brillé sur la course internationale, remporte l’épreuve ! Ils sont suivis par le tandem Sabourant-Beaufort, respectivement 2e et 3e de la course régionale en individuel.

La course de tandems du Critérium des As, le 19 septembre 1925 à Longchamp (Agence Rol / Gallica – Bibliothèque nationale de France).

Mais la journée ne s’arrête évidemment pas là, car après l’effort, vient le réconfort ! À huit heures du soir, une retraite aux flambeaux, guidée par la musique de la Société chorale et d’harmonie de Cluny, emmène spectateurs et coureurs jusqu’aux jardins du palais abbatial, pour une grande fête de nuit. L’orchestre d’harmonie assure également l’animation du bal champêtre. À la tombée du jour, un feu d’artifice est tiré par M. Chinardet, artificier de la commune, prélude à “l’embrasement général des jardins” que l’on imagine éclairés par des dizaines de flambeaux. Chants, danses, combats de serpentins et confettis résonnent jusqu’à tard dans la nuit en l’honneur de cette première et grande fête vélocipédique à Cluny.

Les années de prospérité

Fort de ce premier succès, et d’une pratique du vélo qui se répand de plus en plus à des fins sportives (et non plus seulement comme mode de transport), le Cycle Clunysois se développe et fédère déjà 70 adhérents en février 1898. Réunis au théâtre pour leur assemblée générale fin novembre 1897, les membres de la société se sont même choisis un local pour leurs réunions : ce sera dans une dépendance du Café de la Paix, rue municipale, là où se trouvait auparavant le cercle des élèves de l’École normale spéciale, juste à l’angle avec la Zenfer.

La rue municipale à Cluny, avec le Café de la Paix tout au fond (collection particulière).

La société se dote également de sa propre formation musicale, qui participe à quelques festivals aux côtés de ses homologues de La Concorde (société de gymnastique) ou de l’Harmonie.

Des courses et sorties-promenades sont régulièrement organisées pour les sociétaires, agrémentées de prix même symboliques. Ainsi la course de fond (50 km) du dimanche 7 août 1898 se solde par la victoire de Ballandras, devant Cassard et Janin. 
Le lundi 15 mai 1899, la course a lieu entre Cluny et Cormatin (aller-retour, soit 24 km). Malgré un fort vent du sud au retour, qui a contrarié les efforts des coureurs, elle est remportée par Janin en 50 minutes et 10 secondes, suivi par Demont (54’18) et Malcros (17 secondes plus tard). La quatrième place est occupée par Octave Dubois (en 58’15), qui remporte également la course de lenteur organisée en fin de journée (!).

Certaines courses sont de véritables épreuves de force, tels les 100 kilomètres Cluny – Chalon – Cluny, dont le départ est donné à 7 heures du matin rue Porte-des-prés, après un briefing au local de la Société une heure plus tôt. Neuf concurrents sont au départ le 18 juin 1899, et à l’issue d’un effort de 3 heures et 50 secondes, c’est encore le jeune Bontemps qui remporte l’épreuve, devant Théo (3h 12mn 35s.) et Blonzard (3h 24mn 20s.).

Le championnat de Saône-et-Loire 1901

En avril 1901, le Cycle Clunysois décide d’accueillir le championnat cycliste de Saône-et-Loire, prévu le 23 juin suivant. Le quotidien national Le Vélo (encore lui), annonce bien évidemment l’événement à la France entière !
Malgré un temps splendide, seuls 5 coureurs sont alignés au départ de l’épreuve des 50 kilomètres le jour J. Les concurrents s’élancent à 7h27 précises en direction de Massilly et Cormatin. Passés Malay, ils tournent à Bresse-sur-Grosne, font une boucle, et reviennent sur leurs pas par le même itinéraire qu’à l’aller. Ils sont emmenés par messieurs Malcros et Janin, capitaines de route, sur un tandem.
Les juges se sont positionnés aux endroits stratégiques du parcours pour s’assurer de la régularité de la compétition : Vachet (du Vélo-Club mâconnais), Guichard (d’Hauteville), Besson et Ducôté (de Cluny).

La Grande rue à Cormatin, avec le Café du cycle (collection particulière).

Après plus d’une heure et demie d’effort, l’arrivée se joue dans un mouchoir de poche ! Les places sont encore indécises 30 mètres avant la ligne, et c’est finalement Desplace, de Mâcon, qui double ses concurrents et termine premier en 1h 32mn et 12s.
Il est suivi de son compatriote mâconnais Brignon à 23 secondes, et de Panard (du Creusot) à 24 secondes ! Le seul Clunisois, Demont, termine au pied du podium à 34 secondes du leader. Quant au cinquième coureur, le Mâconnais Perrin, celui-ci a dû déclarer forfait en cours de route après une avarie sur sa machine.

L’après-midi, des épreuves sur courte distance animent la suite du championnat départemental. C’est l’infatigable Desplace qui remporte la course de 14 km en 18 minutes. Brignon s’adjuge lui celle de 6 km en 11’21. Enfin, la “consolation” sur le petit circuit est remportée par Durrière de Mâcon (qui n’avait pas participé au 50 km du matin), en 11mn et 38s.

Alors que l’annonce de l’événement a été faite par le journal Le Vélo, c’est son jeune concurrent L’Auto-Vélo qui a envoyé un correspondant sur place. Partout en France, la bataille entre les deux quotidiens sportifs français est lancée !

La fin d’un cycle

Malgré l’organisation de belles manifestations et le développement considérable du cyclisme (qui se dote d’une fédération internationale, l’UCI, en 1900), le Cycle Clunysois peine à trouver un rythme de croisière.
Plusieurs courses et sorties sont organisées et documentées pendant l’été 1902. La société participe notamment aux courses de La Clayette le dimanche 6 juillet, et en profite pour faire une excursion jusqu’au très impressionnant viaduc de Mussy-sous-Dun. Afin de permettre à tous les sociétaires de profiter de cette belle sortie, les frais principaux sont pris en charge par le Cycle Clunysois.

Le viaduc de Mussy-sous-Dun (collection particulière).

Le dimanche 24 août de la même année, de grandes courses vélocipédiques sont à nouveau organisées à Cluny, avec cinq épreuves qui connaissent un vif succès. Le président Lucien Janin est à la manœuvre, aidé de fidèles membres de la société : MM. Besson, Servière, Malcros, Ducôté, Poivre, Liabot, Dufour, Fontray…
À deux heures de l’après-midi, la première course de six kilomètres (réservée aux membres du Cycle Clunysois) s’élance dans un champ à nouveau transformé en vélodrome temporaire. Les vainqueurs en sont Poncet (en 7 minutes et 15 secondes), Berton (à 5 centièmes de seconde !), Magny (9’48), Cinquin (10’14) et Mauguin (10’17).

Entre les courses, l’harmonie de Cluny assure l’animation par un concert fort apprécié. Le palmarès des quatre autres courses est le suivant :

  • 2e course, régionale (6 km) : 1. Dauvergne (15’30), 2. Grange, 3. Moreau, 4. Stoffel.
  • 3e course, handicap (6 km) : 1. Berton (8’30), 2. Poncet, 3. Cinquin, 4. Magny.
  • 4e course, départementale (6 km) : 1. Dauvergne (9’), 2. Moreau, 3. Stoffel, 4. Ribot.
  • 5e course, consolation : 1. Émile, 2. Desrue, 3. Mauziat, 4. Greffet.

La soirée se termine au banquet organisé par les sapeurs-pompiers, les associations de la ville (encore peu nombreuses) s’organisant pour coordonner leurs événements (la société de pêche La Gaule repousse d’ailleurs sa fête prévue le même jour à une date ultérieure).

Cette manifestation semble être la dernière organisée par le Cycle Clunysois, dont on n’entend plus parler ensuite pendant de nombreux mois. Épuisement des bénévoles ? Manque d’infrastructures adaptées à la pratique compétitive ? Difficulté à résister aux pressions de l’amateurisme ?
Sur ce dernier point, la bataille fait rage au niveau national, où la très puissante Union française des sociétés de sports athlétiques (UFSA, fondée en 1887 par une poignée de dirigeants issus de l’élite bourgeoise, dont le baron Pierre de Coubertin) critique vivement les activités populaires comme le cyclisme qui tendent à se professionnaliser, au nom d’un idéal du sport amateur (qui entretient la domination des classes aisées). Des fédérations alternatives se créent ainsi au tournant du siècle, comme la Fédération sportive athlétique socialiste en 1908, qui soutient les volontés de professionnalisme du sport ouvrier, ou le Comité français interfédéral en 1907 (future Fédération française de football), pour lutter contre l’hégémonie de l’UFSA.

Les responsables de l’UFSA, en 1913 à Paris (Agence Rol / Gallica – Bibliothèque nationale de France).

Quoi qu’il en soit, les dernières nouvelles reçues du Cycle Clunysois sont bien tristes : le mardi 17 janvier 1905, ses membres se réunissent une dernière fois pour prononcer la dissolution de la société. La somme de 370 francs restant dans les caisses est répartie entre diverses œuvres : la caisse des écoles, le bureau de bienfaisance… mais également le Touring club, qui fait la promotion du cyclotourisme et met en valeur les richesses de la France rurale. Nul doute que l’on entendra à nouveau parler de cyclisme à Cluny au cours du 20e siècle !


  • Sources : Archives du Courrier de Saône-et-Loire, du Vélo et de L’Auto-Vélo | Thierry Terret – Histoire du sport.
  • Photos : Gallica – Bibliothèque nationale de France | Archives privées.
  • Photo de couverture : Affiche non identifiée, J. Weiner éditeur, vers 1890-1900, Gallica – Bibliothèque nationale de France.
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1 commentaire pour “1892-1905, premiers tours de roues à Cluny”

  1. Un excellent article qui nous raconte « le Cluny » de cette fin du 19e siècle !
    On attend avec impatience la suite !

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