Aller au contenu

L’histoire oubliée du skating-rink clunisois

S’il a bien une découverte que l’on ne s’attendait pas à faire, c’est celle d’une salle de patinage (à roulettes !) en plein centre de Cluny !

Les archives ont de formidables qu’elles incitent à la sérendipité : trouver ce que l’on n’a pas cherché ! C’est en fouillant des registres à la recherche d’une toute autre information que l’on a redécouvert l’existence du skating-rink de la rue Bellepierre à Cluny. Une histoire loin d’être anecdotique, car celui-ci a été actif plus de 20 ans, et est emblématique des mutations à l’œuvre dans le sport et les loisirs du début du 20e siècle. 

De la naissance du temps libre

L’histoire des skating-rinks (ou patinoires) débute, comme son nom l’indique, aux États-Unis, et plus précisément à Cincinnati en 1867. Si l’on peut être aussi précis, c’est grâce aux travaux de Joanne Vajda, architecte et docteur en histoire, qui est l’une des rares chercheuses à avoir enquêté sur les skating-rinks en France (et dont les travaux ont grandement permis la réalisation de cet article).

Très rapidement à la fin du 19e siècle, la mode du patinage à roulettes débarque à Paris avec les premiers touristes américains, qui exportent avec eux le vocabulaire lié à ce nouveau loisir : « les skatineurs skattinent sur un skating-rink », cite Joanne Vajda !

« Le skating-polo », photo de Jules Beau, Paris – 1899.

La pratique du patinage est au départ plutôt mondaine (et le restera en partie), mais s’ouvre progressivement à différentes classes sociales. Il faut dire que le skating a tous les atouts pour plaire en cette fin du 19e siècle qui est en train d’inventer le sport moderne : il mêle la distraction des loisirs et la pratique sportive bonne pour la santé, ce qui le rend acceptable pour des élites (même si dans les faits, il s’agit surtout d’un sport que l’on pratique « pour les rapports sociaux qu’il engendre et l’occasion de parader », constate non sans ironie un chroniqueur de l’époque).
La « rinkomanie » (du titre d’un article publié en 1911) est si importante que des dizaines de salles ouvrent rapidement à Paris, pour le plus grand profit des nouveaux entrepreneurs de loisirs.

Car la période est aussi celle de la Révolution industrielle, de l’urbanisation, et des premières réductions du temps de travail permises par la mécanisation des usines. Encouragés par les mouvements hygiénistes des grandes villes où sévissent les épidémies meurtrières de choléra (en 1863 et 1875 notamment), des entrepreneurs inventent de nouveaux usages du temps libre. C’est la création des premiers gymnases privés où il est tout autant question de culture physique, de détente par des bains et massages, que de sociabilité pour des élites ayant les moyens de ces nouveaux loisirs, dont le skating fait alors partie.

Affiches de lieux de loisirs sportifs parisiens, vers 1876 – 1885.

Le skating-rink chalonnais

Quelques années après la capitale, c’est en 1912 que la folie du skating atteint la Saône-et-Loire. Pour preuve, le Courrier de Saône-et-Loire du 26 février est plus enthousiaste que jamais pour annoncer en avant-première l’ouverture prochaine d’un skating-rink à Chalon-sur-Saône !

À peine deux jours plus tard, l’annonce est officialisée par le nouveau professeur de patin, M. Noyé. Mais les travaux du futur établissement prennent du retard, et pour ne pas briser l’engouement, une piste provisoire est aménagée pour la saison d’été.

Car à Chalon-sur-Saône comme à Paris, l’entreprise n’a rien de philanthropique : à sa tête, deux entrepreneurs de loisirs : Joseph Bollet, professeur de gymnastique (déjà propriétaire d’un établissement de culture physique rue de Dijon), et Constant Morin, restaurateur. 
Les deux hommes sont à l’image de ces nouveaux marchands de divertissement : en inventant des lieux de rencontre, de distraction et de loisirs, ils participent à une profonde transformation de la place du sport dans la société, tout en créant une industrie du loisir sportif dont la rentabilité est rapide, les investissements faibles, et où « le sport-spectacle attire une foule de spectateurs-clients », dixit la chercheuse Joanne Vadja.

Le mercredi 15 mai 1912, une nouvelle société est donc créée et le nom de baptême de l’établissement est officialisé : il s’agira de l’Excelsior Skating chalonnais (excelsior signifiant « plus haut » ou « plus élevé », en latin).

À son inauguration rue de Belfort le 8 juin 1912, le skating-rink profite de tout le confort moderne, avec une piste immense pour le patin à roulettes, et même d’un court de tennis extérieur. L’Harmonie municipale de Chalon est présente pour entraîner sur la piste les premiers patineurs (et patineuses !).
Au fil du temps, et comme c’est d’usage dans ces établissements ailleurs en France, l’Excelsior sera bien plus qu’un skating-rink : pour attirer et fidéliser leur clientèle, les directeurs organisent et accueillent de nombreuses manifestations tout au long de l’année : pêle-mêle on y retrouve (outre des rendez-vous de patinage), l’accueil du bal des typographes, une fête du livre, une exhibition de boxe suivie d’une « grande sauterie »

Affiches du skating de la rue Blanche à Paris, vers 1879 – 1880.

En ces Années folles qui atteignent également les grandes villes de province, l’Excelsior devient un rendez-vous incontournable de la vie festive chalonnaise. À l’image de ce qui se rencontre dans les établissements parisiens, la clientèle diffère selon le moment de la journée : si les sportifs et les enfants viennent plutôt en matinée, les familles aristocratiques s’y donnent rendez-vous l’après-midi, et les soirées voient débarquer les « mondaines » et « belles de nuit » en quête de regards, explique Joanne Vadja.

À Chalon, l’établissement devient si célèbre que l’impasse où il est situé, au croisement avec le 20 rue de Belfort, prendra même un temps le nom « d’impasse du skating ». N’hésitez pas à vous y rendre : l’Excelsior (ou plutôt son bâtiment) existe toujours, aujourd’hui occupé par le Billard club chalonnais.

ÇA patine en Saône-et-Loire

Chalon n’est pas la seule ville de Saône-et-Loire à succomber à la folie du patin à roulettes. La même année, en 1912, un skating-rink ouvre à Mâcon, rue Rambuteau. La réclame parue pour l’occasion souligne que l’établissement profite d’une « piste spéciale en érable » et que la « tenue correcte est de rigueur ».
On peut venir y patiner tous les jours, sauf le mardi, de deux heures à six heures de l’après-midi, et des soirées ont lieu de 8h30 à 11h30 les mercredis, vendredis et dimanches.

(Archives départementales de Saône-et-Loire)

Plus au nord, Montceau-les-Mines inaugure son skating-rink au vélodrome le 17 septembre 1922, à l’occasion d’une course à l’américaine de 100 kilomètres. Si les aménagements définitifs se feront un peu attendre, de superbes fêtes sont annoncées dans ce qui promet d’être le prochain « lieu où il faut être » du pays minier.

L’Eden ouvre son skating-rink à Cluny

Suivant la tendance du moment, Cluny n’est pas en reste et prend rapidement le train du skating. Dès 1913, soit un an à peine après l’ouverture de l’Excelsior Skating chalonnais, la salle de l’Eden s’ouvre aux adeptes du patin à roulettes.

Situé rue Bellepierre, l’Eden est, lui aussi, un lieu emblématique des Années folles et de cette industrie des loisirs qui naît entre la fin du 19e et le début du 20e siècle. À la fois salle de bal et de banquet, théâtre puis cinéma, l’établissement a accueilli des dizaines de moments festifs, d’événements sportifs ou culturels de la vie clunisoise des années 1910-1940. 
Si sa naissance n’a pas encore été datée avec précision, on retrouve dans les archives la trace d’un certain M. Verjat, propriétaire (et peut-être fondateur ?) de l’Eden en 1910. Mais c’est donc son successeur M. Siraud, qui introduira le skating à l’Eden en 1913.

Malheureusement, contrairement à la salle de Chalon-sur-Saône, on retrouve bien peu de traces de cette activité à Cluny. On sait toutefois qu’elle perdure de nombreuses années. Après la Grande Guerre, l’Eden est repris par M. Lacloque, puis par sa veuve de 1930 à 1932. C’est la période faste pour la salle de bal clunisoise (on y reviendra sûrement dans d’autres articles), et l’activité de skating continue de figurer au programme des activités.
En 1933, un certain Geppier reprend l’Eden, et y organise les premières projections de cinéma à Cluny. L’année suivante, il ouvre une nouvelle salle rue de la Cartelée (actuelle rue de l’Écartelée) : le Tivoli. Il s’y déroule également des bals et des projections cinématographiques, mais l’activité de skating reste unique à l’Eden.

A partir de 1935, les deux salles sont dirigées par M. Herbin. Le skating-rink de Cluny est mentionné encore en 1936, avant de disparaître des annuaires. Fin d’une mode ou simplement de l’activité à l’Eden ? Difficile de le savoir avec précision, tant les archives manquent à propos de cette vogue du patin à roulettes.
Quant à l’Eden en lui-même, il a été bombardé le 11 août 1944 lors du raid de l’armée allemande sur Cluny, faisant disparaître avec lui de précieuses archives.

La rue Bellepierre, après le bombardement du 11 août 1944 (Archives de l’ANACR du Clunisois).

C’est bien plus tard, à l’an 2000, que Cluny verra émerger officiellement sa première association de roller-skating, dont l’activité s’est arrêtée 23 ans plus tard, en juillet dernier.
Entre-temps, une activité de skate-board a été créée à l’été 2020, et le skate-parc des Griottons reste bien fréquenté dès les beaux jours. 

Introduit aux JO de Pékin en 2021, le skate fait partie des quatre « sports additionnels » aux Jeux de Paris 2024 (avec le breaking, l’escalade sportive et le surf). Preuve que plus d’un siècle après la folie du skating en France, les sports de glisse urbaine ont encore de beaux jours devant eux !


  • Sources : Joanes Vadja – Le temps libre fabrique la ville. Le cas des “skating-rinks” | Thierry Terret – Histoire du sport | Archives départementales de Saône-et-Loire | Comité ANACR du Clunisois.
  • Images : Bibliothèque nationale de France, sauf mentions contraires.
  • Photo de couverture : détail d’une affiche de J. Chéret (Paris, 1876) – Bibliothèque nationale de France

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

error: Le contenu est protégé !